ÉDITO
LE MAINTIEN DES SOUTIENS DE L’ÉTAT EST INDISPENSABLE POUR GARANTIR L’AVENIR DE LA FILIÈRE CANNE-SUCRE ET DONC DE L’AGRICULTURE RÉUNIONNAISE
L’année 2019 a été rendue anxiogène pour les acteurs de la filière, par l’incertitude qui a plané autour du versement de l’aide compensatrice de la fin des quotas, pour les
campagnes sucrières 2020 et 2021. Cette aide de 38 millions d’euros par an pour les DOM dont 28 pour La Réunion était pourtant inscrite dans la Convention Canne signée en juillet 2017 par les planteurs, les industriels et l’État pour les campagnes sucrières 2017 à 2021 incluses.
Après de longues semaines de discussions, le 18 juillet 2019, les Ministres de l’Agriculture et des Outre-mer ont finalement confirmé le versement de cette aide.
Cet épisode malheureux a été refermé par le Président de La République lui-même, lors de sa visite dans notre île. Le 25 octobre dernier à l’occasion de son intervention
consacrée à l’agriculture, il a prononcé les mots suivants : « J’avais pris un engagement il y a un peu plus de deux ans et demi. Cet engagement des 28 M€ a été tenu. Et
donc les financements sur lesquels je m’étais engagés sont au rendez-vous, et jusqu’en 2021 les financements sont là, je veux rassurer les exploitants. »
Ce soutien est plus que jamais indispensable car la suppression des quotas et la libéralisation du marché européen pénalisent gravement les économies sucrières des DOM. Et rien dans les orientations de la nouvelle Commission européenne ne laisse espérer une inflexion de cette politique.
Je tiens à saluer la mobilisation conjointe de tous les acteurs réunionnais – parlementaires, chambres consulaires, syndicats, planteurs et industriels – dans cette négociation de longue haleine.
à conjuguer nos efforts, et en les orientant dans la même direction, que nous arriverons à préserver notre filière canne-sucre qui existe depuis plus de deux siècles et a
traversé toutes les crises.
Pour les deux prochaines années, notre modèle agricole est stabilisé par l’engagement du Président de la République. Mais, lorsqu’on investit plusieurs dizaines
de millions par an dans les outils industriels et dans les champs et lorsqu’on fournit de l’emploi à plus de 18 000 Réunionnais, c’est insuffisant. La question du futur reste posée et l’État a demandé aux acteurs de la filière de réfléchir pour juillet 2020 à une feuille de route pour l’après 2021.
Comme nous avons toujours su le faire, nous continuerons à innover, à pousser la montée en gamme de nos produits, ce qui constitue notre ADN depuis des décennies, à mettre en avant l’origine Réunion, à développer de nouvelles variétés de cannes mixtes sucre-rhum-énergie permettant de fabriquer autant de sucre et plus d’énergie,
à lancer des expérimentations et à aller toujours plus loin dans la mise en oeuvre des complémentarités avec les
autres filières agricoles.
Cependant, il faut faire attention : si toutes les idées méritent d’être étudiées, elles ne sont pas toutes possibles à réaliser. Comme toujours, le principe de réalité finira par s’imposer.
Il le faut car l’ensemble des acteurs, planteurs comme industriels ont absolument besoin de visibilité et de stabilité sur le long terme. Pour pouvoir investir, pour
pouvoir travailler, pour exister tout simplement.
Dans un contexte où même en Europe continentale, le revenu de beaucoup d’agriculteurs est mis à mal, la réaffirmation de l’engagement de l’État à nos côtés est indispensable pour permettre le maintien du revenu des producteurs de canne et la pérennité de la filière.
Philippe Labro
Président du Syndicat du Sucre
de La Réunion
> DOSSIER
LES ENJEUX DE LA FILIÈRE CANNE-SUCRE APRÈS 2021 :
6 QUESTIONS À PHILIPPE LABRO
Philippe Labro, on parle de bouleversements suite à la libéralisation en 2017 du marché européen du sucre : concrètement, que s’est-il passé ?
Le sucre est le premier poste d’exportation de La Réunion et représente plus de 50% de la valeur totale de nos exportations locales. En raison de la petite taille du marché intérieur réunionnais, près de 95% de la production sucrière de La Réunion est exportée et est vendue dans l’Union européenne.
Or l’Europe a libéralisé le marché européen en supprimant, en 2017, les quotas qui limitaient la production des sucreries européennes: depuis lors, tous les producteurs de sucre européens sont autorisés à produire la quantité qu’ils désirent.
Cette situation a mécaniquement placé les filières canne-sucre des DOM dans une situation intenable :
pour continuer à vendre notre sucre brut destiné à devenir blanc, qui représente plus de 50% de notre production, nous voilà contraints d’aligner nos prix sur ceux du sucre blanc de betterave, malgré des coûts de revient bien supérieurs, notamment dus à notre éloignement et à l’absence d’économies d’échelle liée à la petite taille de notre territoire.
Pour ne rien arranger, l’Europe a décidé d’ouvrir ses frontières à des sucres de canne venus de pays non européens, à faible coût de main d’œuvre et avec des normes environnementales bien moins exigeantes (Colombie, Pérou, … ), ce qui pénalise plus particulièrement la commercialisation de nos sucres destinés à la consommation directe : nos sucres spéciaux.
Dans ce contexte, l’État a mis en place, dès 2017, une aide compensatoire pour l’industrie sucrière domienne, pourquoi est-elle vitale pour la filière ?
Cette aide de 28 M€ pour La Réunion (38 M€ pour les DOM) permet tout simplement de contribuer à garantir un revenu stable à 2 900 planteurs réunionnais en rendant possible l’achat de la totalité des cannes qu’ils produisent et ce, au prix ferme et prédéfini par l’ensemble des acteurs dans la dernière Convention-Canne (2017). En clair, sans cette aide, le prix d’achat de la canne n’aurait pas pu être maintenu.
En réalité, grâce à cette aide de 28 M€, nous, industriels de La Réunion avons pu accepter d’assumer seuls le risque du marché, aujourd’hui plus élevé que jamais. Cela nous a permis de tenir les planteurs de La Réunion à l’abri de la violente crise qui secoue le marché européen depuis la suppression des quotas. Non seulement nous achetons la totalité des cannes mais, de plus, à un prix qui a été revalorisé en 2017.
Sans ce soutien des pouvoirs publics, la filière canne-sucre, devenue Canne-Sucre-Rhum-Energie, de notre île, qui a plus de 200 ans aujourd’hui et qui a résisté à tant de crises aurait disparu et, avec elle, la plupart des autres filières agricoles qui lui sont liées dans le cadre d’un modèle agricole basé sur les complémentarités et les synergies entre les filières.
Le gouvernement français en est bien conscient. D’ailleurs, il a justifié l’octroi de cette aide auprès de la Commission européenne, dans les termes suivants : « L’industrie sucrière des DOM qui présente des handicaps de compétitivité considérables compte tenu de sa petite dimension est condamnée à disparaître, si ne sont pas mises en place des mesures lui permettant de compenser son différentiel de coût de revient par rapport à celui de ses concurrentes d’Europe continentale».
Mais n’existe-t-il pas des alternatives ?
On nous a demandé, par exemple, s’il ne fallait pas fermer une sucrerie.
Ici, c’est impossible, contrairement à ce qui se passe en Europe. En effet, les deux dernières sucreries sont géographiquement localisées à l’opposé l’une de l’autre. Chaque usine est centrée au cœur d’un bassin cannier spécifique et le coût élevé du transport empêche d’envisager un transfert des cannes d’un bassin vers l’autre.
La fermeture d’une usine n’est pas une solution économiquement pertinente car tous les frais communs aux deux usines devraient alors être reportés sur une seule, ce qui augmenterait le coût de production du sucre.
S’agissant de l’hypothèse d’utiliser la canne pour faire uniquement de l’énergie, il faut savoir que nulle part dans le monde, même dans les plus grands pays canniers, il n’existe de modèle technique ou économique de valorisation de la canne exclusivement pour sa fibre. Beaucoup y ont réfléchi mais personne n’a jamais trouvé de modèle économique viable.
Au niveau technique :
- Aucune expérimentation sur une durée suffisamment longue (à La Réunion, on replante la canne tous les 10 ans) et sur un échantillon suffisamment représentatif n’a été conduite pour tester la faisabilité agronomique d’une canne-fibre.
- Ce scénario poserait, en outre, des problèmes logistiques, industriels et environnementaux non maîtrisés. En effet, une canne, contiendra toujours entre 65 et 70% d’eau. Elle ne pourra donc pas être brûlée dans une centrale thermique. Il faudra préalablement la collecter, la transporter, la stocker, puis en extraire l’eau et le saccharose pour permettre sa combustion.
Au niveau économique, valoriser à la fois le sucre, l’énergie et le rhum est forcément plus intéressant que de ne valoriser que l’énergie, en abandonnant les autres sources de revenu.
Enfin, il n’y a pas de place pour deux filières au même endroit. La mise en place d’une seule petite centrale de 5 MW consommerait 1 000 hectares de terres à canne à sucre. C’est l’équivalent, en une seule fois, de 5 à 7 années de pertes foncières pour la filière, ce qui est impossible à compenser. Les sucreries, qui sont juste à l’équilibre, seraient alors ramenées en dessous de leur point mort et ne pourraient se maintenir.
La taille moyenne d’une exploitation cannière étant de 7,6 hectares, une centrale de 5 MW constituerait un débouché pour 130 planteurs. Que deviendront les autres si la sucrerie doit fermer ?
La filière canne-sucre est-elle trop aidée ?
NON, pour deux raisons.
D’une part, les soutiens à la filière canne-sucre ne sont pas seulement destinés à produire du sucre, mais aussi à permettre le développement d’une agriculture créatrice de milliers d’emplois, à développer les autres secteurs de l’économie réunionnaise et à rendre de multiples services sociaux et environnementaux à La Réunion.
D’autre part, la filière canne-sucre des DOM est aidée comme toute l’agriculture européenne. Ni plus, ni moins.
En 2019, le budget de la Politique Agricole Commune (PAC) a approché 60 milliards d’euros. Soit plus de 36% de l’ensemble du budget de l’Union européenne. Le montant total des aides agricoles à filière Canne-SucreRhum-Energie de La Réunion s’élève à 135 M€ par an
(107 M€ de la PAC et 28 M€ d’aide compensatoire). 68% de ces aides sont directement ou indirectement destinées aux planteurs de canne, 11% sont des aides logistiques et 21% représentent la compensation des surcoûts industriels permettant l’accès au marché.
Il faut savoir que, par emploi, les planteurs de canne réunionnais ne sont pas plus aidés que les agriculteurs d’Europe continentale. Un céréalier reçoit même, par exemple, 18% d’aide en plus par emploi.
En Europe, le modèle mis en place est le résultat d’un choix politique fait collectivement : celui d’une société où une alimentation de qualité doit rester accessible au plus grand nombre. Cela implique une politique de soutien importante telle que celle mise en place à travers la PAC.
Quelle est la situation des marchés intérieurs du sucre en dehors de l’Europe ?
Depuis la fin des quotas sucriers et sa libéralisation, le marché européen du sucre constitue une des rares exceptions à l’échelle mondiale puisque le prix du sucre en Europe s’est quasiment aligné sur le prix du marché mondial. Or, presque partout dans le monde en dehors de l’Europe, les prix des marchés intérieurs sont beaucoup plus élevés que le prix du marché mondial sur lequel ne s’échangent que les sucres qui ne sont pas consommés sur les marchés intérieurs. Le marché mondial ne représente ainsi que 20% de la production mondiale.
Voici, par exemple, les prix de la tonne de sucre blanc sur quelques marchés au début du deuxième semestre 2019 :
• 320 €/T sur le marché européen, contre :
➔ 668 €/T sur le marché américain,
➔ 687 €/T sur le marché chinois,
➔ 700 €/Tau Kenya ou en Tanzanie,
➔ 770 €/Tau Mexique.
Cette stratégie de positionnement des prix équivaut à une politique de soutien bien plus importante que celle dont bénéficient les DOM.
Si les industriels réunionnais avaient la possibilité de vendre les 100 000 tonnes de sucres bruts à raffiner produits chaque année sur le marché américain au lieu du marché européen, cela représenterait une recette supplémentaire de 38 M€ par an, ou de plus de 40 M€ s’ils avaient accès au marché mexicain.
Mais cela n’est pas possible car tous ces marchés sont protégés par des barrières aux frontières.
Pourquoi la filière canne-sucre est-elle si importante pour La Réunion ?
Au-delà des 18 300 emplois que représente le secteur, ce qui en fait le premier employeur privé de l’île avec 13% des emplois marchands, il faut également tenir compte de toutes les retombées de la filière pour La Réunion. Elles sont visibles dans de multiples domaines. La filière permet le développement de tout un tissu économique lié à l’agriculture mais aussi à l’industrie, au tourisme, à l’énergie, à l’environnement … Elle contribue également à l’aménagement du territoire, à l’insertion des Réunionnais dans la vie active, à l’équilibre socio-économique et la culture de La Réunion.
On peut donc bien parler de pivot. Et sans doute même de pilier.
C’est pourquoi il est important de préserver cette filière qui dépend de la pérennisation des dispositifs de soutiens publics et de la défense des 22 000 hectares en canne qui sont nécessaires pour assurer l’équilibre des sucreries.